La Tunisie entre la crispation et l’ouverture

La Tunisie entre la crispation et l’ouverture

 

Daniel Junqua

Journal Le Monde, 10/01/1978

 

…«M. Tahar Belkhodja a réussit un exploit assez remarquable pour un ministre de l’intérieur : tomber à gauche. Aux yeux de l’opinion publique, il a été victime de sa volonté de dialogue et d’ouverture et notamment de son refus de répondre par la force aux revendications des syndicats.

…M. Belkhodja, qui avait accédé en mars 1973 aux fonctions de ministre de l’intérieur, avait réussit en un an à perdre son image de marque d’«ultra» son nom a été longtemps associé à celui de M. Sayah, le directeur du parti unique, qui passe pour le chef de la tendance « dure » – au profit d’une réputation de libéral. Au printemps dernier déjà, la façon, dépourvue d’inutile brutalité, dont les forces de police étaient intervenues à l’université à l’occasion d’affrontements opposant les étudiants aux vigiles mis en place pour les surveiller avait été remarquée. Il en était allé de même lors de manifestations à caractère social ou de grèves. Récemment, M. Belkhodja avait autorisé une délégation de la Ligue tunisienne des droits de l’homme à visiter six prisons et à s’entretenir avec des détenus sans exclure les « politiques ». Mais, surtout, il multipliait dans toutes les instances ses prises de position en faveur d’une politique de concertation pour répondre aux changements sociologiques, culturels et économiques que connaît le pays.

Il devait exposer une nouvelle fois ces thèses devant l’Assemblée nationale à la mi-décembre lors du débat budgétaire.

Son intervention télévisée débordait largement le cadre de ses fonctions ministérielles et apparaissait plutôt comme une réponse au discours de politique générale prononcé quelques jours plus tôt par M. Nouira. Evoquant les manifestations et les conflits sociaux intervenus en octobre et en novembre, il déclarait : «Il n’est pas dans les traditions de la Tunisie d’appliquer une politique qui consiste à traiter de citoyens pour la force de la police et la répression… Il faut affronter les problèmes réels que l’emploi, le logement, la santé, l’enseignement et leur trouver des solutions ».

« Une telle attitude n’était plus admissible, nous a dit M. Mohamed Sayah, directeur du parti socialiste destourien du parti socialiste destourien (P.S.D), et membre du gouvernement. M. Belkhodja allait disant : « Non, je ne réprimerai pas, non je ne ferai pas couler le sang ». Mais qui le lui demandait ? »

…J’ai trouvé choquant que l’on puisse investir son bureau, fouiller ses papiers, l’accabler alors qu’il était absent ».

Dans l’entourage de M. Belkhodja on affirme ne pas comprendre les raisons de ce qu’ion assimile à «une opération de commando ». Le ministre, nous a-t-on dit, avait vu le président Bourguiba quelques semaines auparavant. Il lui avait fait parti de ses réserves quant à la politique de M. Nouira et lui avait offert sa démission. Le Chef de l’Etat l’aurait refusée.

…Ce qui a précipité les choses se contente de dire M. Sayah c’est le débat à l’Assemblée nationale. Certains députés avaient même l’intention de déposer une motion de défiance à l’encontre de M. Belkhodja. Le président avait déjà attiré à plusieurs reprises son attention sur de déclarations qu’il jugeait contraires à la nécessaire solidarité gouvernementale ».

Est-ce si simple ? Est-ce vraiment « par hasard » que M. Farhat a été chargé de l’intérim alors qu’il venait de dire que l’armée pouvait participer au maintien de l’ordre public si c’était nécessaire.

Certains en doutent. Ils affirment que cet intérim était initialement prévu pour quatre mois et que ce sont les réactions défavorables dans les pays et l’étranger qui ont conduit l’écourter.

…Réalisée avec la vigueur et la rapidité d’une «opération de commando», l’éviction du gouvernement et du bureau politique du PSD de M. Tahar Belkhodja, ministre de l’intérieur, partisan d’une politique d’ouverture et de dialogue face aux mouvements sociaux qui secouent le pays, est survenue paradoxalement au moment où souffle sur la Tunisie un étonnant vent de liberté. («Le Monde» daté 8-9 janvier).

…L’UGTT en revanche, jouant à fond le jeu du «contrat de progrès» préconisé par le chef du gouvernement, voyait son développement encouragé en dépit des combats d’arrière-garde menés par le parti, qui tentait de son côté de développer dans les entreprises ses «cellules professionnelles».

…La conclusion solennelle, le 19 janvier 1977, d’un «pacte» censé garantir la paix sociale pour cinq ans devait dans l’esprit de M. Nouira, couronner cette politique. Le salaire minimum interprofessionnel garanti (SMIG) était augmenté de 33%, y compris dans l’agriculture. Dans différents secteurs, notamment l’enseignement, les rémunérations étaient relevées, parfois de façon importante. Le principe d’un «rendez-vous» chaque année, au mois d’avril, était adopté. Ainsi devaient être réunies les conditions optimales pour l’exécution du cinquième plan de développement lancé en 1977 et qui a pour objectif ambitieux d’assurer le «décollage économique du pays».

…Les autorités, préoccupées par la crise politique entraînée par le limogeage de M. Belkhodja, ont préféré lâcher du lest, les syndicats acceptant de leur côté de réduire dans l’immédiat leurs prétentions.

… «Une tendance importante, nous a dit M. Achour, va jusqu’à envisager de couper les ponts avec le PSD et pourrait préconiser la constitution d’un parti travailliste». Il est peu probable que les choses aillent aussi loin dans l’immédiat et lorsqu’on lui demande s’il est partisan d’une solution aussi radicale, le roué secrétaire général répond avec un soupir : «Oh ! moi, vous savez, je suis un vieux destourien ». Dans l’immédiat, il pourrait donc seulement abandonner ses fonctions au bureau politique du PSD., ce qui apparaîtrait comme un coup de semonce. La dégradation des relations en restera-t-elle là ? On peut en douter lorsqu’on lit les articles d’Ech Chaab, le journal des syndicats, qui tire à boulets rouges sur le gouvernement et dont le tirage atteint soixante dix milles exemplaires.

…Comme M. Nouira, le directeur du parti estime que les difficultés actuelles sont suscitées par des gens qui ne veulent pas d’une politique contractuelle et du type de société qu’elle engendre. «Il  a toujours eu en Tunisie, nous a-t-il dit, à l’ombre du parti unique, des courants minoritaires que nous n’avons pas voulu combattre comme on le fait dans les régimes militaires : marxistes léninistes, gauchistes, perspectivistes et même, à l’extrême droite, frères musulmans. Des dirigeants de l’UGTT ont cherché à plaire à ces courants. Cela risque de conduire à une centrale non responsable».

…L’UGTT n’a pas de visées politiques, affirme M. Achour. Nous ne voulons pas dessaisir M. Nouira du pouvoir. Il est vrai que notre centrale est largement ouverte à tous les courants. Mais ceux qui y viennent acceptent de situer leur action dans un cadre strictement syndical. On dit que nos revendications sont démagogiques. Est-ce démagogique de demander, par exemple, l’application d’une loi vieille de plus de dix ans qui prévoit la distribution aux mineurs de phosphates de 20% des bénéfices annuellement réalisés par la compagnie ?

…M. Achour nous déclare : « Nos liens avec le parti ne sont plus ce qu’ils étaient. Nous constatons aujourd’hui que l’UGTT est seule face aux autres organisations nationales lorsqu’il s’agit de défendre les travailleurs. Aujourd’hui, on veut même susciter contre nous des syndicats concurrents et l’on parle de la création d’une nouvelle organisation, Force ouvrière tunisienne (FOT). Si les attaques contre notre centrale se poursuivent, si l’on prend la lourde responsabilité de mettre en cause l’unité du syndicat, alors se posera la question du pluralisme des partis».

…M. Achour tient à nous indiquer qu’il n’est pas hostile à l’association capital-travail. Et M. Baccouche de préciser : «Personne ici n’est opposé au capitalisme si celui-ci n’est pas parasitaire, dépendant de l’étranger et s’il contribuera au développement de l’économie nationale».

…La tentative de certains jeunes, exclus de l’UGTT de façon illégale, de créer une nouvelle fédération syndicale». Ils ont été choqués, nous dit-il, par les agissements de certains syndicats qui ameutaient à Sfax, lors des non-jeûneurs. Nous les avons incités à retourner à l’UGTT afin d’y défendre leurs positions. »

…Au-delà querelles, la crise est profonde. D’abord parce qu’elle revêt dépit des dénégations du secrétaire général de l’UGTT, aspects politiques que la réactivité en Libye de M. Achour et certaines déclarations M. Mohmed Masmoudi ont en lumière. Ensuite, et sur parce que si les jeunes investi massivement la cent et s’ils déploient une telle arme dans la luttes syndicales, parce qu’ils trouvent là un moyen de contester globalement un système politique qui n’a pas su renouveler pour leur faire parti.

…Force est de constater la jeunesse tunisienne, dans large majorité, ne voit pas aspirations incarnées par bourguibisme finissant qui semble bien dépourvu même s’il est raisonnable qu’on le compare aux «modes» voisins.

…La récente élimination bureau politique du PSD MM. Belkhodja, Chatty et M. Kooli, partisants du dialogue les syndicats, démontre une nouvelle fois que les champions de la continuité ne sont pas aux concessions et au changement. Une autre orientation encore possible si le chef de l’Etat le décide tout est de savoir s’il en a les moyens.

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